Nous vivons une période paradoxale : après le buzz des dernières années, l’intelligence artificielle (IA) est enfin une réalité pour de nombreuses entreprises. Pourtant, force est de constater que les promesses de création de valeur ne sont pas souvent au rendez-vous. Or l’IA a souvent été présentée comme une technologie révolutionnaire qui allait permettre de générer massivement de nouveaux revenus et d’augmenter significativement la rentabilité des entreprises. Pour expliquer cet écart entre discours et réalité, il convient de bien comprendre cette technologie et les spécificités des projets qui lui sont liés.
Difficile de définir simplement l’intelligence artificielle. Elle est au croisement des mathématiques, de l’informatique, des sciences sociales, voire de la philosophie. Mettons tout d’abord de côté l’IA symbolique, dite aussi déterministe. C’est celle des systèmes experts qui ont permis le développement de nombreux grands systèmes dans les années 70 à 90.
Aujourd’hui, on parle en général de l’IA “probabiliste” qui consiste à créer de la valeur à partir des données par une approche statistique. C’est là que l’on retrouve le concept phare du machine learning : les algorithmes se paramètrent avec les données antérieures lors d’une phase d’apprentissage pour créer un “modèle” qui sera utilisé pour construire une projection, reconnaître une image ou encore traiter du langage.
Au sein du machine learning, on trouve quelques dizaines d’algorithmes ayant chacun des spécificités, dont les fameux algorithmes de deep learning ou réseaux de neurones artificiels. Ils possèdent des capacités et des performances remarquables. On les retrouve dans le traitement d’image (on parlera de computer vision) et du langage (on parle de NLP pour Natural Language Processing).
Une fois ces définitions posées, concrètement, quelles sont les principales applications de l’IA en entreprise ?
Des applications en marketing
Le marketing est l’un des premiers domaines où l’IA va apporter de la valeur. Il s’agit en général d’utiliser une démarche de machine learning sur des données antérieures pour construire un modèle afin de pouvoir segmenter sa clientèle, savoir quelle offre elle va préférer, prédire un potentiel d’achat ou encore personnaliser l’expérience client… et le fidéliser.
La capacité des systèmes d’IA à trouver des éléments pertinents dans une masse de données peut aussi permettre de mettre en place des approches de ciblage marketing très efficaces (marketing hyper personnalisé), ou encore des systèmes de recommandations permettant de proposer aux prospects uniquement les produits susceptibles de les intéresser.
La performance de cette approche repose sur la capacité des algorithmes à traiter une masse importante de données, mais aussi des données de nature différente. Au-delà des données client structurées (données de CRM, données de navigation sur Internet…), les images et textes (mails, réseaux sociaux…) utilisés vont apporter d’autres informations précieuses sur les clients. À titre d’illustration, l’utilisation des techniques de traitement du langage (NLP) vont permettre de faire de “l’analyse de sentiment” à partir d’échanges écrits avec le client afin de connaître automatiquement son niveau de satisfaction.
Enfin, on ne peut pas parler de relation client sans évoquer les chatbots. Les plus simples d’entre eux sont des FAQ améliorées et ne font pas intervenir d’IA au sens du machine learning. Ils proposent des scénarios statiques aux clients, ce qui a largement contribué à créer des expériences utilisateurs négatives. Toutefois, si ces scénarios sont musclés avec du machine learning et du NLP, les chatbots apprendront avec le temps et seront capables de traiter des échanges “non prévus”, ce qui va grandement améliorer l’expérience client.
L’IA dans la finance d’entreprise
Dans ce domaine, l’IA sert à développer de nombreux types d’applications comme la prédiction de revenus ou de dépenses. À partir de données antérieures, on entraîne l’algorithme à prédire un revenu à venir en fonction de différentes caractéristiques du moment. Là encore, il est intéressant de noter qu’au-delà des données financières de l’entreprise, on pourra utiliser des données externes (contexte économique, météo…) si elles peuvent être corrélées d’une manière ou d’une autre à l’activité de l’entreprise.
La détection d’anomalies est l’une des autres capacités de certains algorithmes de machine learning. Très utile en finance, elle sert à détecter des transactions frauduleuses, plus généralement à repérer des données anormales qui vont permettre d’identifier un risque. Une application très utile pour des métiers liés à la qualité, la conformité… L’approche classique qui repose sur des règles est très largement battue par l’approche statistique qui permet de prendre en compte un grand nombre de données et globalement de mieux gérer son risque.
L’IA dans l’industrie
La maintenance prédictive
On retrouve l’IA dans les systèmes de maintenance prédictive qui sont très utilisés dans l’industrie. Plutôt que de faire une maintenance de son système, quel qu’il soit, tous les 6 mois selon la règle du constructeur, on va entraîner un modèle de machine learning avec les données de fonctionnement du passé, pour avoir une application capable d’indiquer le “bon moment” pour faire cette maintenance ou toute autre modification du système, ce qui peut avoir des impacts financiers significatifs.
La vision industrielle au service de la qualité
Pour donner un autre exemple concernant les outils industriels, on peut parler des approches de computer vision pour opérer un diagnostic qualité. Sur une chaîne de production industrielle, on va entraîner un algorithme sur des images de produit pour lui apprendre à reconnaître quand il y a un défaut, un problème… Une “caméra intelligente” (caméra améliorée par un algorithme de traitement d’images) sera ensuite placée sur la chaîne de production pour effectuer une inspection visuelle comme le ferait un œil humain, en beaucoup plus performant !
Le traitement automatisé de documents
Enfin, les technologies d’analyse d’image et de traitement du langage sont de plus en plus utilisées pour automatiser des processus de traitement documentaire qui étaient auparavant réservés à l’humain. Que ce soit pour reconnaître et traiter des factures automatiquement, traiter des e-mails ou encore chercher des informations dans de grandes masses de données textuelles, ces applications, dites parfois d’automatisation intelligente, font appel à des modèles d’IA de type réseaux de neurones artificiels. Ces technologies avancées remplacent l’être humain sur des tâches répétitives afin de lui permettre de se concentrer sur des tâches à plus forte valeur ajoutée.
Des IA prêtes à l’emploi
Il est également intéressant de noter que les éditeurs de solutions d’IA sont de plus en plus nombreux à proposer des systèmes d’IA “sur étagère”, donc prêtes à l’emploi. L’entreprise peut intégrer relativement simplement ces modèles déjà entraînés à ses processus métiers. C’est très intéressant, en particulier pour les PME et ETI qui ont des données limitées en volume et en qualité, ainsi que peu de ressources expertes en interne, comme des data scientists, capables de construire des solutions “maison”.
Ainsi, une petite entreprise pourra utiliser des solutions du marché pour mettre en place, sans trop de difficultés, si elle a le bon partenaire, une solution de chatbot pour automatiser sa relation client, un système de traitement automatique de documents, ou encore une solution de computer vision pour détecter des défauts sur sa chaîne de production. Dans ces cas-là, le ROI (retour sur investissement) peut être très rapide !
Ce panorama non exhaustif illustre la variété des applications possibles de l’IA, quel que soit le secteur de l’entreprise concerné. Que ce soit pour automatiser des tâches ou pour faire ce que l’être humain est dans l’incapacité de faire, l’IA apparaît comme la “killer application”.
Projet IA, les obstacles à surmonter
Pour autant, de nombreuses études montrent que, malgré des investissements parfois significatifs, la plupart des grandes entreprises ont encore du mal à passer des petits projets pilotes à une mise en production à l’échelle, afin d’ainsi créer de la valeur.
De leur côté, les plus petites entreprises en sont encore à la prise de conscience de l’intérêt des solutions d’IA pour elles, malgré une maturité technologique plus faible.
À ce stade, il est intéressant de mettre en exergue les principales spécificités des projets d’IA qui expliquent une partie des difficultés rencontrées par les entreprises. La première concerne le concept même de machine learning. Très différent d’une approche logicielle classique, il peut être assimilé à un système de règles. En machine learning on ne “programme” pas les règles de fonctionnement ou paramètres du système, elles sont “apprises” via les données d’apprentissage. On n’est plus dans le monde de la causalité, mais dans celui de la corrélation et des statistiques, ce qui implique une démarche de conception itérative, parfois assez exploratoire, avec des résultats moins prévisibles.
Seconde spécificité liée à la première : le besoin d’avoir une approche Agile des projets, encore plus collaborative que dans les projets IT classiques, et qui fait intervenir, en plus des équipes métiers et IT, des équipes data, ce qui ajoute de la complexité.
Ce sont enfin les idées reçues, voire les fantasmes concernant l’IA, qui peuvent avoir un impact significatif. Pour certains collaborateurs, l’IA fait peur (notre inconscient collectif ayant été alimenté par des décennies de film de science-fiction dystopique), avec des robots intelligents qui pourraient prendre à terme leur emploi. Ce dernier sujet plus sérieux a malheureusement été alimenté pendant des années par des études d’organisations de référence qui ont largement été reprises dans les médias, et qui se sont révélées complétement fausses. Une fameuse étude d’Oxford parue en 2013 prévoyait la destruction de 47 % des emplois américains d’ici à 2023 à cause de l’IA !
Projet IA : les points à surveiller pour réussir
1. Des dirigeants engagés et acculturés à l’IA
Le premier est celui de l’engagement et de la compréhension des dirigeants de l’entreprise. On est parfois surpris de voir que les dirigeants ne réalisent absolument pas l’opportunité que représentent les données. Il est donc indispensable de les sensibiliser aux enjeux des projets d’IA, à leurs spécificités afin qu’ils appuient les projets d’IA, en allouant les bonnes ressources humaines et financières.
De façon connexe, l’acculturation à la data et à l’IA est un must pour les dirigeants, mais également pour l’ensemble des collaborateurs, pour favoriser l’adoption des solutions par les équipes métiers.
2. Bien choisir ses projets IA
Le deuxième sujet concerne le choix des projets à lancer. Ces dernières années, on a trop vu au sein des grandes entreprises, des dizaines de projets pilotes mettant en œuvre de l’IA. Chaque business unit avait recruté son équipe de data science et tout le monde avait une bonne idée à tester. La bonne pratique consiste au contraire à se focaliser sur deux ou trois grands sujets, avec un soutien fort des dirigeants et un bon niveau d’investissement. Le choix du premier projet d’IA réalisé est clé, car son succès risque de conditionner la suite des investissements en IA.
3. Des données en nombre, de qualité et bien gérées
Le troisième sujet concerne les données et leur gestion. Comme le dit l’adage “pas de data, pas d’IA”. On pourrait ajouter le fameux “garbage in, garbage out” qui signifie que si les données d’entraînement des modèles d’IA sont de mauvaise qualité, le résultat ne sera pas bon !
La gestion des données, vieux sujet des directions informatiques, devient critique à mesure que les cas d’usage se développent. Et si les grandes entreprises ont pour la plupart mis en place de véritables stratégies de gouvernance des données (règles de gestion, d’accès, de mise en conformité, de qualité, de sécurisation des données), cela reste un enjeu majeur et souvent un sujet à initier pour les plus petites entreprises.
Au-delà de la mise en œuvre de plateformes techniques de gestion des données, une bonne pratique consiste à impliquer les équipes métiers dans la gouvernance des données. Cela se joue en particulier sur l’enjeu de la qualité, car les données sont devenues des “actifs” clés du business, au même titre qu’un outil industriel ou que les ressources humaines.
4. Attirer et fidéliser les talents
Le quatrième sujet est celui des compétences. La plupart des grandes entreprises ont, ces dernières années, recruté des data scientists, des spécialistes de la modélisation des données, mais aussi des data engineers qui vont gérer et préparer les données utilisées en IA.
Un des enjeux pour ces entreprises sera de fidéliser ces talents très recherchés au travers d’une politique de rémunération attractive, mais aussi d’autonomie, de projets innovants et du développement d’une véritable communauté data.
Pour les ETI et PME, il n’est pas forcément nécessaire de recruter ce type de profils. Ces tâches pourront être effectuées pour partie par des éditeurs de solutions et d’autres prestataires. Pour la plupart des entreprises, l’enjeu principal reste l’acculturation des managers et équipes métiers impliqués dans les projets d’IA.
5. Développer les compétences par la formation
Face à un manque de profils qualifiés, les entreprises pourront recourir à la formation pour développer les compétences de leurs salariés, ceux de l’IT bien entendu, mais aussi ceux des métiers (RH, marketing, finance…). Ces derniers pourront se former à la manipulation de données via des outils simples comme Power BI.
Au final, le déploiement de solutions d’IA en entreprise n’est pas un long fleuve tranquille. La création de valeur passe par un engagement du management et une acculturation des collaborateurs. Par ailleurs, au-delà de la création de nouveaux revenus et l’augmentation de la rentabilité, l’IA dans un futur proche modifiera la nature même du travail et des relations homme-machine. Elle prendra en charge les tâches répétitives et codifiables et bousculera les modèles traditionnels d’organisation du travail.
L’IA pourrait ainsi permettre aux entreprises de devenir plus flexibles, plus horizontales et offrir aux salariés des perspectives d’évolution vers des tâches à plus forte valeur ajoutée et complémentaires à l’IA. Certains métiers vont aussi disparaître et l’impact sur l’emploi sera significatif, même s’il est très difficile de faire des prévisions. Raison de plus pour s’y préparer.