Dans un contexte instable, la négociation des achats impose à l’acheteur de s’adapter et d’anticiper les risques. Mais, concrètement, comment faut-il procéder ? Tour d’horizon des bonnes pratiques avec Alain Wolgensinger, spécialiste en commerce international.
La pression de VUCA sur la négociation des achats
VUCA, c’est le nom anglais donné à un environnement instable :
V
Volatility
Volatilité
U
Uncertainty
Incertitude
C
Complexity
Complexité
A
Ambiguity
Ambiguïté
Quelques caractéristiques d’un environnement global incertain :
1/ La résurgence de l’inflation
Notamment liée à l’explosion du prix de l’énergie, elle impacte les coûts de production des fournisseurs. Certains acheteurs ont ainsi subi des hausses de prix non négociables.
2/ Les effets disruptifs de la pandémie sur les transports (coût du fret maritime)
3/ La pression sur l’offre des fournisseurs
La compétition internationale veut sécuriser les approvisionnements en matières premières stratégiques. Exemple : lithium pour les batteries, uranium pour le nucléaire, cobalt pour l’électronique…
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Comment évaluer les fournisseurs en situation de crise ?
Pénuries, retards de livraison et flambée des prix… En temps de crise, l’évaluation des fournisseurs doit permettre d’anticiper les risques et de mieux négocier.
4/ La concentration parfois écrasante de savoir-faire industriels
Si le secteur des semi-conducteurs est dominé par quelques pays, celui des nanoconducteurs est carrément écrasé par l’entreprise taiwanaise TSMC. Elle détient en effet l’exclusivité auprès d’Apple pour les iPhone, iPad et Mac. Et ses 530 clients en 2023 n’ont clairement pas eu l’embarras du choix.
5/ Les décisions souveraines de certains États
Des décisions qui visent à protéger leurs économies ou leur population : droits de douane élevés, importations ou exportations prohibées. Avec leur lot de conséquences.
Exemples :
Bloquées à l’entrée du marché US, les voitures électriques chinoises cherchent à s’écouler sur le marché européen, à la fois plus ouvert et divisé sur les barrières à appliquer.
L’Inde, pourtant 1er exportateur mondial de riz, a décidé en 2022 de ne plus exporter certaines variétés (Indica, brisures de riz) afin de satisfaire sa demande intérieure dans un contexte de production menacée. De quoi déstabiliser le marché et ses prix.
6/ Une répartition inégale des ressources naturelles
Cette répartition inégale des ressources naturelles entre les pays est une source d’incertitude majeure. Il peut ainsi devenir très difficile pour un acheteur de remplacer un fournisseur au pied levé.
Par exemple :
La République démocratique du Congo est considérée comme le pays le plus riche du monde en termes de ressources. Ses gisements de minéraux bruts sont estimés à 24 000 milliards de dollars (cuivre, cobalt, or, pétrole). C’est aussi un acteur majeur du cacao.
[Se former]
Une négociation des achats réussie résulte d’un fin dosage de technicité et de communication.
Découvrez le programme de la formation : Mieux négocier ses achats.
[Les participants en parlent]
« J’ai beaucoup appris et je repars avec des outils concrets pour mes futures négociations. » Aurélie
« Formation enrichissante et bien structurée. Les cas pratiques permettent de bien assimiler les techniques de négociation. » Johan
« Bon équilibre entre théorie et pratique. Les exercices sont bien adaptés et permettent de progresser rapidement. » Mickaël
Pour ne pas être écrasé dans la négociation des achats, l’acheteur doit clairement s’adapter et anticiper les risques. Bref, être agile ! Comment ?
Le point de départ de la négociation des achats : analyser la situation compétitive
La matrice de Kraljic (cf. schéma) est un outil de classification du portefeuille achats. Elle aide l’acheteur à évaluer la situation concurrentielle et donc sa force de frappe. Son principe : catégoriser les achats selon leur valeur (= le budget plus ou moins important qui leur est consacré) et leur complexité (= la difficulté plus ou moins grande à trouver des fournisseurs pour ces produits).
À chaque acheteur d’analyser sa situation :
Achats à « Effet de levier »
Exemple : composants standards
L’acheteur : « J’ai un gros budget que je peux proposer à de nombreux fournisseurs. Donc, je suis clairement en position de force pour négocier. J’ai tout intérêt à cette négociation pour mes produits de classe A : les 20 % d’achats représentent 80 % de mon enveloppe. »
→ La plus valorisante et la plus confortable des situations. Mais, avec VUCA, elle se raréfie.
Achats « Simples »
Exemple : fournitures de bureau
L’acheteur : « Inutile de me donner du mal sur ces produits tout-venant, avec de nombreux fournisseurs possibles. J’opte donc pour un processus purement gestionnaire, sans implication forte dans la négociation des achats. Que le moins-disant gagne, à qualité égale. »
→ Une situation simple mais sans enjeu.
Achats « Stratégiques »
Exemple : composants spécifiques ou d’homologation exigeante (aéronautique, notamment)
L’acheteur : « Je ne peux/veux perdre l’un de mes rares fournisseurs aptes à satisfaire mes exigences. Heureusement, je représente un budget important, donc attractif. Nous avons ainsi un intérêt commun à travailler ensemble. Difficile pour autant de faire chuter les prix, surtout si la pérennité du fournisseur ou celle de mes approvisionnements devait être menacée. Le risque ? Paralyser ma propre production. »
→ Une situation exigeante et à forts enjeux.
Achats « Critiques »
Exemple : mêmes composants que précédemment, mais fournis par peu
L’acheteur : « Aux difficultés pour identifier des acteurs s’ajoute la nécessité de composer avec le fournisseur puisque je ne pèse pas lourd pour lui. Je ne peux pas jouer les gros bras. Ce serait contre-productif, voire fatal. »
→ De loin, la situation la plus inconfortable.
Quel impact sur la négociation des achats ?
Fort de son analyse en amont, l’acheteur déroulera sa stratégie tel un caméléon : sa posture de négociateur devra s’adapter selon les rapports de force. Sans oublier que VUCA pourrait bousculer ce rapport.
Les bonnes pratiques pour dérouler ses stratégies d’achat
1/ Consolider son expertise technique
Une nécessité pour toutes les catégories, sauf les achats « Simples ».
Rien de plus convaincant qu’un vendeur aguerri, passionné par son produit dont il connaît les caractéristiques uniques qu’il vante mieux que quiconque… et motivé par le bonus qu’il espère décrocher s’il fait signer le contrat à l’acheteur.
L’acheteur doit donc maîtriser parfaitement le produit et le marché pour identifier les opportunités.
Exemple :
Un parc automobile « vert », est-ce une flotte de véhicules 100 % électriques (et si oui, pour quelle autonomie de parcours) ? Ou des hybrides à recharger ? Ou des hybrides qui se rechargent en roulant ? Voire des véhicules thermiques utilisant du biocarburant ? Ou encore utilisant une pile à combustible (hydrogène) ? Avec boîte de vitesse manuelle ou automatique ? Avec quelles bornes de recharge ? Quels coûts d’installation, d’entretien, de fin de vie ? Et quelles solutions de financement (aides publiques et emprunts) ? Difficile pour l’acheteur insuffisamment préparé de résister aux charmes d’une démonstration peaufinée.
2/ Soigner communication et relations interpersonnelles
Au-delà de la maîtrise technique, la gestion des relations interpersonnelles est essentielle pour une négociation réussie.
Ainsi, une approche respectueuse et équilibrée est cruciale, notamment lorsque le rapport de force est moins favorable à l’acheteur.
C’est typiquement le cas des achats « Critiques ». Mais pas seulement !
Pour preuve :
En 2022, il était frappant de voir combien les acheteurs de la grande distribution, habitués aux confortables achats à « Effet de levier », se sentaient dépourvus, voire malmenés par des hausses de prix soudaines, quasiment imposées par les fabricants qui ne pouvaient plus supporter l’inflation de leurs coûts. Ainsi, certains acheteurs vivaient ce qu’ils avaient jusque-là imposé à leurs fournisseurs, parfois sans ménagement.
L’expression allemande « die Rache des Kleinen » (la revanche du petit) le rappelle : être rude avec un fournisseur peut vite se retourner contre vous lorsque la situation vous est moins favorable.
Alors, (re)découvrir l’assertivité est essentiel : affirmez-vous tout en restant à l’écoute de votre interlocuteur.
[Se former]
Est-on assertif naturellement ? Pas vraiment. L’environnement au sens large (croyances, éducation, culture…) impacte fortement les comportements. Alors, si l’assertivité n’est pas une qualité innée, cela s’apprend. Pour découvrir comment travailler votre assertivité, consultez le programme de la formation Assertivité et affirmation de soi.
Par ailleurs, dans un environnement globalisé, maîtriser la communication interculturelle est un autre atout pour éviter les malentendus, voire les chausse-trappes.
Exemple :
Un acheteur français envoya une demande de devis (request for quotation) à une entreprise allemande, avec paiement par crédit documentaire (CREDOC). Il s’agit d’une technique de paiement sécurisée mais administrativement lourde. Elle vise à garantir l’expédition pour l’acheteur et le paiement pour le vendeur. L’entreprise allemande, établie de longue date, se sentit vexée qu’on mette ainsi sa parole en doute. L’acheteur français dut insister en expliquant que cette politique d’achat s’appliquait à tout primo-fournisseur.
[Se former]
Pour découvrir les différents styles de négociation par zone culturelle, consultez le programme de la formation Réussir ses négociations à l’international.
[Se former]
Focus sur les opérations intra et extracommunautaires : consultez le programme de la formation Maîtriser les Incoterms® 2020 et la réglementation douanière.
3/ Rester en veille
La préparation est l’une des clés d’une négociation des achats réussie. Mais, sous l’effet VUCA, les cartes peuvent rapidement se redistribuer.
Exemple :
L’entreprise américaine Nvidia, fabricant de cartes graphiques, est désormais spécialisée dans les systèmes de calcul utilisés par l’IA. Elle vient de voir sa notoriété et sa valorisation exploser. En cause ? La percée de son client OpenAI (le créateur de ChatGPT). Aujourd’hui, Nvidia pèse plus lourd en Bourse que tout le CAC40 réuni !
Une veille constante sur le marché s’impose donc à l’acheteur.
Exemple :
Le secteur des voitures électriques en Chine compte environ 130 fabricants en 2024. L’acheteur trop confiant pourrait se sentir en situation « Marché à Effet de levier », confortable. Mais, ce serait doublement risqué car :
1/ Ce nombre de fournisseurs très important cache le fait qu’il a en réalité fondu depuis 2019 (500 constructeurs alors). Or, cette diminution drastique indique une consolidation du marché en cours, donc des fusions, rachats voire faillites. Pour rappel, Citroën, premier constructeur automobile français, avait fait faillite en 1934, heureusement repris en 1935 par Michelin !
2/ Comment savoir si les futures victimes ne seront pas vos fournisseurs ?
4/ Établir une feuille de route claire
La planification de la négociation des achats est également essentielle. L’acheteur doit donc définir des étapes précises avec des objectifs clairs et prévoir des limites pour éviter de se retrouver piégé par un contrat défavorable. Une feuille de route bien construite permet en effet de rester concentré sur les objectifs à long terme.
Last but not least : elle permet de relativiser en cas d’échec, si l’acheteur était dans une situation trop défavorable.
[Étude de cas]
Le fabricant de cahiers Sourceclaire* a régulièrement besoin de pâte à papier recyclé. Or, ce marché est très spéculatif, avec des prix qui varient fortement au cours de l’année, et les acteurs ne sont pas légion. Quoique réputé en France, Sourceclaire n’est pas un acteur international majeur. A priori, sa situation n’est pas confortable. Au mieux, le fabricant est en situation d’achats « Stratégiques ». Au pire, en situation d’achats « Critiques » si la demande est trop forte pour lui permettre de peser auprès de ses quelques fournisseurs.
Sa stratégie : acheter en volume lorsque la demande est la plus faible et que les vendeurs ne sont plus en position de force. En privilégiant les grades de qualité. Certes, ses stocks augmentent alors. Mais c’est pour la bonne cause et le produit ne risque guère l’obsolescence !
Par ailleurs, il lui faut également des fibres neuves, qui compensent les fibres cassées du recyclé, pour produire un papier de qualité. Sourceclaire les trouve dans le bois. En particulier, l’eucalyptus. Inconvénient : les gros acteurs sur cette essence sont peu nombreux. Afrique du Sud, Brésil et Australie pour l’essentiel.
Confronté à une situation d’achats « Critiques », Sourceclaire recherche alors des essences alternatives. Elle se rapproche du Pôle de compétitivité du bois pour étudier d’autres fibres (chanvre, bambou, paille de blé, canne à sucre). Elle multiplie aussi les visites de salons et colloques internationaux. Finalement, elle découvre qu’un secteur forestier produisant de l’eucalyptus émerge dans la péninsule ibérique, amenant de nouveaux acteurs sur ce marché. Auprès d’eux, elle fait valoir sa proximité européenne et son image de marque de qualité (la carotte plutôt que le bâton).
La persévérance de Sourceclaire paie : sa situation se rapproche désormais des achats « Stratégiques ». De plus, elle a maintenu sa marge malgré les hausses de prix de l’énergie.
*Cas fictif visant à illustrer de manière concrète les concepts abordés dans cet article. Cette étude de cas se veut représentative des stratégies visant à améliorer la négociation des achats.
En conclusion, même dans un environnement incertain et complexe, une approche structurée de la fonction achat peut faire la différence.