[Interview]
La smart city et la ville low-tech sont deux approches différentes pour répondre aux défis des villes contemporaines. Améliorer la qualité de vie des citoyens, affronter les conséquences du changement climatique, préserver l’environnement, réaliser des économies d’énergie… Les villes peuvent se tourner vers les solutions smart city qui reposent en grande partie sur les technologies numériques. Elles peuvent opter pour une approche low-tech qui privilégie les solutions techniques simples. Et pourquoi pas les deux ?
Smart city ou ville low-tech… les deux concepts sont souvent mis en opposition par leurs partisans et détracteurs respectifs. Alors, quelles solutions les villes doivent-elles privilégier pour améliorer leur gestion et leur performance ? Comment procurer à la population le niveau de service attendu tout en maîtrisant les coûts ? Comment contribuer efficacement à son échelle à la lutte contre le changement climatique ?
Marie Baudry, experte en stratégie smart territoire et en direction de projets numériques, répond aux questions d’ORSYS.
Smart city et ville low-tech : de quoi parle-t-on ?
La smart city et la ville low-tech sont deux approches différentes pour répondre aux défis des villes contemporaines.
Souvent, quand on pense smart city, on imagine en premier des solutions technologiques high-tech. Et pour cause, car le terme a émergé dans les années 90 sous l’impulsion d’IBM. L’idée ? Répondre aux besoins croissants des villes en matière de systèmes d’information, d’infrastructures informatiques et de digitalisation des services aux citoyens. Puis, il s’est peu à peu diffusé dans le discours politique jusqu’à devenir une véritable image de marque pour les villes.
Parmi les cités pionnières, Toronto s’est emparée de l’approche sous un angle digital city. Assez tôt, Barcelone a également cherché à expérimenter des solutions de gestion de l’énergie. Il semble ainsi que les démarches de type smart city correspondent mieux aux besoins complexes des grandes métropoles. Mais, en réalité, il n’existe pas de définition consensuelle de la smart city. Il y a avant tout un présupposé commun : la donnée. Puis, ce qui caractérise le mieux la ville « intelligente », c’est l’idée d’adapter les solutions aux enjeux prioritaires d’un territoire et d’employer la technologie là où elle est utile. Avec discernement, donc.
Smart city est une des appellations qui évoque la ville du futur ou la ville de demain. Plus récemment, en lien avec les enjeux climatiques et la notion de résilience, le concept de ville low-tech s’est lui aussi peu à peu répandu dans les politiques locales. La low-tech ne dispose pas d’une définition bien établie, mais peut se comprendre comme un ensemble de solutions technologiques simples et peu coûteuses, reposant sur le sens pratique. On lui associe volontiers l’idée de sobriété. Un concept qui semble mieux adapté aux petites collectivités ou à l’échelle du quartier, là où les besoins seraient moins complexes.
Faut-il opposer les deux démarches ?
Aujourd’hui, les villes qui s’engagent dans une démarche smart city commencent par dresser un état des lieux. Elles se rendent alors compte qu’elles mènent déjà des actions qui peuvent entrer sous ce vocable. En matière d’éclairage public, par exemple. Mais aussi et surtout parce que la smart city n’intègre pas que des solutions high-tech. Elle repose également sur le bon sens. Sur cet aspect-là, elle ne s’oppose pas frontalement à l’approche low-tech.
La sobriété, autre terme souvent mis en avant dans le concept de ville low-tech, n’est pas incompatible avec la smart city. Au contraire, le recueil et le pilotage des données en temps réel font partie des solutions couramment utilisées pour rationaliser les services publics (ramassage des ordures ménagères…) et optimiser la consommation énergétique. Reste que les réseaux et matériels utilisés peuvent être très gourmands en énergie. Les territoires « connectés » auront donc à se pencher sur la question de la sobriété numérique.
Smart city, low-tech… Finalement, utiliser l’un ou l’autre de ces termes relève pour beaucoup d’un marketing territorial. Le choix d’une solution high-tech ou low-tech dépend tout autant des moyens financiers des collectivités concernées. En allant plus loin, on pourrait dire que l’intérêt d’un territoire c’est de faire la somme des intelligences déployées, qu’elles soient de hautes technologies ou pas, qui lui permettent de devenir plus vertueux et plus résilient.
Quels sont les enjeux de la ville de demain ?
Les enjeux de la ville de demain sont déjà présents aujourd’hui. Citons, notamment :
- S’adapter aux conséquences du changement climatique
- Réduire l’impact carbone
- Mieux gérer les ressources (eau, énergie…)
- Préserver l’environnement et la biodiversité
- Répondre aux nouveaux besoins de la population : mobilité…
En outre, les collectivités sont confrontées à une diminution de leurs dotations. Avec des budgets contraints, elles sont en recherche d’innovation, d’optimisation et d’économies.
Comment les solutions de smart city ou les low-tech peuvent-elles les y aider ?
Au départ, les solutions smart city les plus emblématiques déployées en France tournaient autour de l’éclairage nocturne. C’est un poste de dépenses parmi les plus énergivores et donc coûteux pour une commune. Or, moderniser le réseau d’éclairage public permet un retour sur investissement en quelques années.
Par exemple : installer des ampoules à basse consommation permet d’économiser de 50 à 60 % d’énergie.
Même si cette mesure relève plus du bon sens que de l’avancée technologique, on peut la qualifier d’« intelligente », ce qui en fait déjà une démarche smart city. L’étape d’après, c’estle pilotage de l’intensité lumineuse et l’allumage à la demande ou par tronçon en fonction du passage qui permettent également de substantielles économies.
Les collectivités recherchent aussi de nouvelles solutions pour mettre en œuvre la transition énergétique. D’un point de vue économique, l’idée d’une énergie peu chère et abondante a vécu. L’heure est à l’optimisation de la production et de la consommation d’énergie. Et d’un point de vue écologique, les collectivités ont également l’objectif de diminuer leur impact carbone en réduisant les émissions de gaz à effet de serre.
Ainsi, certains territoires se dotent de réseaux électriques intelligents ou smart grids.
En quoi cela consiste-t-il ?
Grâce à un pilotage basé sur l’exploitation des données, l’idée c’est de distribuer l’énergie en fonction de la demande. Plus précisément, il s’agit d’identifier les usages pour améliorer la performance énergétique et faire des économies. Par exemple : faire un meilleur usage de la climatisation, délester certaines machines en cas de pics de consommation… Le compteur connecté est l’une des premières briques de ces réseaux intelligents.
Les smart grids sont particulièrement adaptés aux contextes insulaires où une grande partie de l’énergie est importée (de 40 % en Corse à 80 % en Guadeloupe). Dans ces territoires, les énergies renouvelables (éolien, solaire, géothermie, hydraulique…) sont la clé pour atteindre les objectifs en termes d’indépendance énergétique, coût de production et émissions de gaz à effet de serre. Mais certaines présentent le défaut majeur d’être intermittentes (éolien et solaire). Avec la mise en réseau de micropôles de production d’énergie, les smart grids permettent un lissage de la production et rendent crédibles l’intégration de ces énergies alternatives.
Les solutions smart city sont-elles adaptées aux communes de petite taille ?
Tout à fait. On peut citer l’exemple de Saint-Sulpice-la-Forêt. Cette commune rurale de 1 500 habitants a équipé ses bâtiments communaux de capteurs connectés afin de réaliser des économies d’énergie. En suivant en temps réel les consommations d’eau, d’électricité, de gaz ainsi qu’une série d’indicateurs (température intérieure, luminosité, qualité de l’air…), elle a pu réaliser une économie d’énergie de 20 % en deux ans. Un résultat très satisfaisant, au point de susciter l’intérêt de Shanghai, ville la plus peuplée de Chine, qui a dépêché une délégation sur place !
Un exemple surprenant de solution smart city ?
Oui, et même deux ! Les collectivités sont dans une démarche d’innovation. Certaines solutions de smart city testées sont finalement abandonnées. En matière de stationnement, par exemple, les bonnes idées sont parfois les plus simples.
Le premier exemple concerne un système de stationnement intelligent ou smart parking. Il s’agit d’indiquer en temps réel aux automobilistes les places disponibles en centre-ville grâce à des applications mobiles. Quelle bonne idée ! En effet, chercher une place de stationnement dans ces zones denses s’avère souvent long et génère du trafic supplémentaire alors qu’une partie des emplacements de stationnement est pourtant libre. Grâce à des capteurs installés au sol ou des caméras, la géolocalisation de ces places est censée faciliter le stationnement.
Une bonne idée… en apparence seulement. D’abord, parce que la durée de vie d’une place libre est de 30 secondes. Ensuite, les équipements (capteurs, caméras…) ont un coût qu’il faut financer… si possible autrement que par l’impôt. Plusieurs projets ont ainsi été abandonnés ou cantonnés à des parkings dont le nombre de places est limité.
On aurait pu faire plus « intelligent » plus simplement. Les horodateurs permettent en effet déjà d’obtenir des statistiques sur l’occupation des places. Il n’est pas nécessaire de rajouter des capteurs ou des caméras. Encore une fois, il faut utiliser les technologies avec discernement. Cela n’est pas l’apanage des low-tech.
Le second exemple, c’est le stationnement gratuit. Certaines villes ont préféré cette solution. D’abord, parce qu’il est coûteux de renouveler un parc d’horodateurs. Ensuite, parce que cela implique de rémunérer du personnel ou un prestataire pour verbaliser et pour gérer les réclamations. Finalement, cette solution simple est aussi une solution « intelligente ». À ce titre, elle mérite le qualificatif smart city.
Smart city, smart grids, smart parking… on peut donc dire que les solutions « intelligentes » couvrent de très nombreux domaines ?
En effet, c’est le cas. Les solutions smart city sont au service de l’espace public et du public au sens large (habitants, touristes, entreprises…). Avec elles, on peut simuler les conditions de vie dans un futur quartier, adapter l’habitat aux personnes âgées ou handicapées, ajuster les politiques de transport et de mobilité, optimiser les bâtiments, etc.
L’essor des nouvelles technologies a d’ailleurs permis le développement de la notion de smart building. En faisant du bâtiment ou de l’immeuble un lieu de collecte et d’analyse de données, il devient possible d’optimiser sa gestion et de proposer de nouveaux services à ses utilisateurs. De plus, dans un bâtiment R2S pour « ready to service », les nouveaux services sont peu coûteux si le dimensionnement de l’infrastructure technique est anticipé. Il faut donc prévoir un lot « smart » dans les cahiers des charges (réseau IP, données interopérables et hébergées dans le cloud, mutualisation des couches infrastructure et sécurité…).
De même, les données issues des objets connectés et de la domotique permettent une gestion plus efficace des bâtiments. Et ce, grâce à leur intégration à la maquette numérique via le BIM (building information modeling) et sa mise en application avec le BIM GEM (gestion, exploitation et maintenance).
Quels sont les écueils à éviter ?
En Europe, on observe quelques freins au développement de démarches estampillées smart city. D’une manière générale, la présence de capteurs effraie les citoyens. Cela nécessite beaucoup de pédagogie : expliquer l’objectif poursuivi, rassurer sur l’anonymisation des données recueillies. C’est la démarche proposée par la ville d’Angers. Au contraire, ces craintes sont peu présentes en Asie. Par exemple, la reconnaissance faciale y est bien admise car elle répond à des objectifs de sécurité. Les communes françaises qui s’y sont hasardées, comme Nice, ont pu voir que nous ne sommes pas prêts culturellement, et surtout juridiquement.
Une autre difficulté, c’est le traitement des données. Si la pose des équipements (capteurs, antennes…) s’avère relativement facile, rendre les données intelligibles est plus complexe. Il s’agit de transformer le big data en smart data pour fournir notamment des informations utiles à la décision des élus et leur permettre d’agir rapidement sur certains sujets. Or, ce traitement des données a un coût. On peut s’interroger sur l’acceptabilité d’un financement par le budget des communes, autrement dit par l’impôt.
En France, le principe est encore celui de l’open data (données brutes accessibles à tous). Ailleurs, des métropoles, comme Copenhague, font le choix de monnayer l’accès à leurs données « nettoyées », ce qui permet de financer le recueil et le traitement des données brutes.
Enfin, le risque de cyberattaques n’est pas exclu.
Quel est le profil des personnes qui viennent se former aux enjeux de la smart city ?
Les participants ont des profils variés. Ils viennent à la fois du secteur public et du secteur privé. Ils s’intéressent au sujet dans le cadre d’une prise de poste ou recherchent une dynamique d’échange avec d’autres participants.
Très souvent, ils arrivent en formation avec une idée un peu caricaturale de la smart city. Ils la terminent avec une vision plus large. Globalement, ils sont satisfaits de voir que la smart city touche de très nombreux domaines, qu’il n’y a pas de modèle unique et qu’ils ont découvert de nombreux outils leur permettant d’aller plus loin.