Téléphones, assistants vocaux, voitures, montres connectées… la technologie n’en finit pas d’investir nos vies. Les outils et gadgets du quotidien nous aident, nous analysent… mais aussi nous influencent. De plus en plus d’entreprises s’emparent des données collectées pour tenter d’infléchir nos comportements. Cette nouvelle discipline s’appelle l’Internet des comportements, ou Internet of Behavior (IoB).
ORSYS a interrogé Cédric VASSEUR, spécialiste des nouvelles technologies liées à la robotique et à l’intelligence artificielle. Il nous éclaire sur ce nouveau concept et ses conséquences, bonnes comme mauvaises.
L’IoB nous fait immédiatement penser à l’IoT, l’Internet des objets. Existe-t-il un lien ?
Pour simplifier, on peut dire que l’IoB est une extension de l’IoT (Internet of Things). L’IoT est le socle technique, tant matériel que logiciel, qui collecte les données à partir de capteurs, les traite et les partage en réseau. De son côté, l’IoB intervient en aval. Il s’intéresse à l’exploitation de ces données et leur transformation en informations pertinentes relatives à la psychologie des utilisateurs. L’IoB cherche à mieux comprendre et influencer leurs comportements.
En effet, l’IoB ne cache pas ses intentions : l’analyse comportementale. L’IoB intègre dans sa définition même la notion de modification des comportements. Et cela qui soulève de nombreuses questions tant technologiques qu’éthiques.
Quelles sont les technologies impliquées ici, comment ça marche ?
Tout ce qui permet de récupérer des données sur le comportement d’un utilisateur peut être utilisé. L’arsenal de l’IoT à base de capteurs comprenant podomètres, assistants vocaux, voitures, téléviseurs connectés, caméras… mais aussi des matériels plus classiques, comme les smartphones, tablettes et ordinateurs. Ce qui est nouveau ici, c’est que les appareils fonctionnent séparément. Il sont également tous utilisés pour mettre en commun les informations récupérées. Nous avons une telle quantité de données qu’il devient possible de créer des modèles de plus en plus sophistiqués d’IA à base de machine learning et deep learning. Ces modèles servent à déceler des leviers de changement du comportement des utilisateurs par des biais psychologiques.
Quand on parle de modifier le comportement, on pense au marketing et à la publicité. En effet, le monde du commerce n’a de cesse de chercher à vendre davantage, mais aussi plus efficacement. De façon classique, un supermarché va placer des chewing-gums et autres achats potentiellement compulsifs près des caisses. Avec l’IoB on peut procéder de la même façon, avec précision, vitesse, et un ciblage très fin. Prenons un exemple simple, celui d’un site web. En analysant vos clics de souris, vos frappes de touches, la vitesse de défilement des pages, on peut générer une heatmap, une représentation graphique des endroits où vos clics et votre regard vont se porter.
S’en suivent quelques modifications en temps réel. Par exemple, placer sous vos yeux le produit que l’on cherche à vous vendre.
Apporter au client ce qu’il désire, avant même qu’il en exprime le souhait, est un vrai plus. Une véritable lecture de pensée magique que le marketing cherche à maîtriser pour être au plus près des besoins réels des consommateurs. C’est le cas ici avec l’IoB : il ne reste plus qu’à donner un coup de pouce ou nudge en anglais pour orienter le client sur un autre produit. Ainsi, Amazon s’intéresse depuis 2014 à la possibilité de livraison anticipée (Amazon Pre-ship dont le principe a été breveté) en préparant aujourd’hui certaines de vos commandes avant même que vous ne l’ayez passée et payée.
Une nouvelle discipline est née : le nudge marketing, ou marketing incitatif. Son but est d’inciter un individu à agir d’une certaine manière, sans jamais chercher à le contraindre.
Quelles sont les autres applications de l’IoB ?
Les comportements consuméristes ne sont pas les seuls pris en compte. On va chercher aussi à améliorer la santé, le bien-être, la nutrition, les performances sportives, mieux maîtriser le diabète, la consommation de tabac, la gestion du stress, changer le comportement et l’empreinte écologique des gens.
Durant la pandémie de COVID-19, l’analyse des images des caméras de surveillance et celles échangées sur les réseaux sociaux ont fourni des statistiques sur le port de masques avec souvent des données GPS exploitables identifiant par exemple les lieux où coller plus d’affiches de prévention incitant au port du masque. La pandémie a conduit à la création de systèmes informatiques de « passeport » de santé. Ils permettent d’identifier les lieux à risques, votre statut vaccinal, les personnes croisées durant un laps de temps déterminé. L’application française TousAntiCovid en est un exemple.
Toujours en matière de santé, grâce à un capteur de glucose, on peut estimer la juste dose d’insuline et vous proposer des activités et repas adaptés.
Autre usage, l’architecture. Modifier l’agencement d’un lieu en fonction du flux d’utilisateurs est aujourd’hui très courant. Uber, Waze, les centres commerciaux et les gouvernements utilisent ces technologies pour optimiser nos déplacements et les points de récupération de colis.
L’IoT est un marché hors du commun : à l’horizon 2025, on parle de plusieurs milliards d’objets connectés et un marché de plus de 1100 milliards de dollars, hors matériels, selon une étude de la GSMA, l’association professionnelle des opérateurs de réseaux mobiles.
Existe-t-il un lien entre la psychologie et l’IoB ?
Comme nous l’avons vu, l’IoB utilise une approche psychologique et comportementale que l’on retrouve dans diverses méthodes comme la Programmation neuro-linguistique (PNL), ou encore « DISC », Process Communication Mode , ainsi que le test Myers Briggs Type Indicator (MBTI).
La différence marquante est que l’IoB profite de capacités de calculs dépassant celles d’un seul expert humain avec une interprétation par une machine, via des algorithmes de machine learning et de deep learning.
Tout cela ne soulève-t-il pas de nombreuses questions légales et éthiques ?
Oui, c’est une véritable boîte de Pandore. Tout fermer bloquerait l’innovation, mais tout ouvrir ne laisserait plus rien à l’humain. Concernant l’utilisation des données, ces pratiques sont encadrées par des réglementations, en Europe par le RGPD et en France par la CNIL. Inversement, la Chine ne dispose pas de CNIL ni de RGPD. Cela laisse sa population sous l’emprise d’une surveillance de masse et d’un système de notation sociale digne des films de science-fiction les plus sombres.
Quand mon épicier de quartier qui connaît mes habitudes me propose des produits répondant à mes goûts, cela ne choque personne. Mais laisser une machine faire la même chose inquiète. Il est difficile d’imaginer une machine répondre à des besoins humains, voire à faire preuve d’humanité dans ses échanges.
En ce qui concerne les problèmes éthiques fréquemment soulevés, il faut bien admettre qu’il y a toujours eu un équilibre à trouver entre la liberté individuelle et le bien commun. On garde toutefois à l’esprit que l’enfer est pavé de bonnes intentions et que l’inaction et le retour en arrière ne sont pas non plus des solutions.
Par exemple le suivi de la population avec « TousAntiCovid », a poussé la création du protocole ROBERT avec l’INRIA en France et Fraunhofer en Allemagne. Ces équipes ont redoublé d’efforts pour proposer des solutions qui assurent la protection des données personnelles. Mais il existera toujours des failles. Même un système d’une fiabilité à toute épreuve risque de « généraliser un sentiment de surveillance chez les citoyens », comme met en garde la CNIL, notamment en ce qui concerne les outils de vidéodétection du bon port du masque en période de pandémie.
D’où l’utilité de se former ! D’ailleurs, à qui s’adressent ces formations ? Quels bénéfices en tirer ?
Accessibles à tous, les formations sur l’IoB s’adressent aux décideurs, chefs de projets, chercheurs, ingénieurs, commerciaux et psychologues soucieux de vouloir appréhender les technologies mises en œuvre par l’IoB. Que ce soit pour découvrir les nouvelles possibilités de ce domaine ou pour prendre un temps d’avance. Car en matière d’innovation, il faut savoir être parmi les premiers pour découvrir de nouveaux marchés, ses possibilités, ses limites réglementaires, ses usages et mésusages.
Cette formation motivera également toutes les personnes qui s’intéressent à la psychologie dans son ensemble, et au neuromarketing en particulier. L’idée étant de découvrir comment les nouvelles technologies influencent ce domaine complexe lié aux sciences humaines.
En tant que particulier, comment se protéger d’un mauvais usage de l’IoB ?
Pour éviter l’IoB, il faut éviter, dans l’idéal, Internet et tout type de capteurs. Il faut savoir rester anonyme, brouiller les pistes… En sachant qu’il devient de plus en plus difficile d’éviter un enregistrement numérique de nos vies. Rester anonyme devient très complexe tant sur Internet que dans la rue. Quant à éviter qu’une machine détecte un schéma dans vos comportements, des solutions existent, mais restent complexes à mettre œuvre. Elles sont seulement à la portée de grands laboratoires de sécurité informatique ou de services Recherche et développement de grands groupes pour éviter l’espionnage industriel et autres fuites d’information vers la presse.
Ces solutions passent par des outils qui simulent des recherches Google à votre place. On va jusqu’à simuler des mouvements erratiques de souris et de frappe de touche pour éviter une analyse de type « frappologie », jusqu’aux masques et maquillages capables de déjouer les algorithmes de reconnaissance faciale des caméras de surveillance ou des ondes sonores pour perturber les assistants vocaux (Alexa, Siri, Assistant Google…) trop indiscrets. Mais il n’est pas donné à tout le monde de disposer d’une équipe de contre-espionnage au quotidien.
Pour les usages « bienveillants » de l’IoB, comment rester éthique ? Comment se protéger ?
Nous voyons de plus en plus l’arrivée de solutions responsables en IoT/IoB. Pour donner quelques exemples : il est possible d’entraîner un réseau de neurones artificiels avec des données totalement chiffrées. Il s’agit de chiffrement homomorphe.
On travaille également sur l’« explicabilité » du « deep learning ». Utilisé avec l’IoB, le « deep learning » est souvent perçu comme une « boîte noire impénétrable ». On travaille également sur de nouveaux modèles tels que des réseaux de neurones « fédérés » où l’information est éclatée en si petits morceaux qu’elle devient incompréhensible pour un œil malveillant.
Enfin, l’IoB, comme tout écosystème informatique, se doit également de se protéger des cyberattaques. Cela fait partie intégrante de l’ADN de tout produit sérieux mis sur le marché aujourd’hui, avec des acteurs capables de mesurer l’impact d’éventuelles fuites. Car oui, on ne pourra pas toutes les éviter, même avec les meilleures technologies et intentions du monde.
Pour finir, avez-vous un conseil à nos lecteurs qui découvrent ce sujet ?
Il s’agit d’un sujet qui surprend, inquiète parfois, et c’est normal. C’est aussi très nouveau. Les peurs sont souvent motivées par l’inconnu. Se former, comprendre l’IoB permet de mieux cerner les implications pour soi, sa société, ses clients, tant sur le plan individuel que collectif. Cela permet aussi de se projeter dans des projets respectueux des normes et de l’éthique. Il n’y a pas de mauvaises technologies, il n’y a que de bons ou de mauvais usages qui en sont faits. On a d’abord inventé la voiture, le Code de la route n’est arrivé qu’ensuite. Il serait difficile d’avancer en se questionnant sans cesse. C’est pourquoi les questions éthiques sont souvent débattues en parallèle des innovations afin de prendre le recul nécessaire à la compréhension de leurs enjeux et de leurs limites.